LA COMMUNAUTÉ DU QUARTIER LATIN
Les juifs parisiens ont d’abord habité rive gauche, dès le IVe siècle. Une tradition que perpétue, à travers maintes péripéties, la communauté de la rue Vauquelin.
PAR MICHEL GURFINKIEL
La rue Vauquelin, au bas de la Montagne Saint-Geneviève, n’est pas bien longue. Cent mètres de long, une trentaine de numéros. Et pourtant, trois des plus grandes institutions françaises s’y succèdent. Au 10, l’Ecole de physique et de chimie industrielles de la Ville de Paris (ESPCI), d’abord, qui a donné cinq prix Nobel à la France : Pierre et Marie Curie, Frédéric Joliot-Curie, Pierre-Gilles de Gennes et Georges Charpak. Un peu plus bas, au 15, la Bibliothèque Sigmund Freud, créée par la princesse Marie Bonaparte, sanctuaire de la Société psychanalytique de Paris (SPP). Et enfin, au 9, l’Ecole rabbinique de Paris, dite aussi Séminaire israélite de France (SIF). La Science, l’Inconscient, la Torah, réunies dans un mouchoir de poche. Qui dit mieux ?
De l’extérieur, l’Ecole rabbinique ne semble être…qu’une école. Façade nue. Fenêtres hautaines. Mais c’est aussi une communauté. Et même la plus ancienne de Paris. Il faut pousser la porte pour la découvrir. On entre de plain-pied dans un second bâtiment, une synagogue aux beaux volumes, sommée d’une coupole. Invisible côté rue, cet édifice trône, côté cour, au milieu de marronniers centenaires. Un troisième bâtiment le complète : la Bibliothèque du Séminaire. Bâtie dans les années 1960, restaurée au début des années 2000, celle-ci comporte aujourd’hui une salle de conférences. A l’occasion, elle peut être transformée en oratoire. Ou en salle des fêtes, pour un kiddush ou un repas communautaire.
L’un dans l’autre, l’espace Vauquelin touche un bon millier de fidèles. L’Ecole rabbinique accueille chaque année une vingtaine d’élèves-rabbins. La communauté, quant à elle, réunit plusieurs centaines de fidèles à l’occasion des fêtes de Tishri : il faut alors organiser plusieurs offices simultanés. Le shabbath, on compte habituellement cent à cent cinquante fidèles, y compris des visiteurs saisonniers ou occasionnels : étudiants des grandes écoles (la rue d’Ulm est à cinquante mètres), scientifiques juifs étrangers invités par l’ESPCI ou le Collège de France.
Ces milieux coexistent sans peine, sous la houlette d’un corps rabbinique plus étoffé, il est vrai, qu’ailleurs : non seulement le Grand Rabbin Olivier Kauffman, directeur de l’Ecole, et le Rabbin Simon Azoulay, qui guide la communauté, mais aussi l’ancien Grand Rabbin de Paris Alain Goldmann, qui vient en voisin, le Rabbin Elhanan Marasov, délégué Habad, le Grand Rabbin Maurice Nezri qui supervise le Beit Hamidrach… « Cette diversité est notre principal atout », remarque le président, Jacques-Hubert Gahnassia. « Chacun trouve sa place chez nous, les intellectuels et les classes moyennes, les orthodoxes et les traditionalistes, les anciens et les jeunes ».
Vauquelin peut être considéré comme l’héritier direct de la première communauté juive parisienne, établie sur la rive gauche au IVe siècle, sous l’empereur Julien II, dit l’Apostat : sans doute quelques familles à peine, installées non loin des thermes ou du palais impérial, l’actuel musée de Cluny. Ce petit groupe fit souche.
Au début du XIIIe siècle, on ne mentionne pas moins de cinq « juiveries » à Paris. Deux sur la rive droite (dans l’actuel quartier des Halles et – déjà – sur les lisières du Marais), une troisième, de loin la plus importante, dans l’île de la Cité (l’actuel boulevard du Palais s’appelait « rue des Juifs » !), et deux autres sur la rive gauche, dans l’actuel Ve arrondissement, autour des rues de la Harpe et Galande. Ce qui représentait, semble-t-il, cinq mille âmes, soit 2 à 3 % d’une population parisienne totale évaluée à cent cinquante mille âmes.
Mais la monarchie commence bientôt à spolier et à persécuter les juifs, comme d’ailleurs tous les étrangers ou dissidents réels ou supposés, des marchands lombards aux Templiers. Un processus qui culmine avec l’édit d’expulsion définitive signé par Charles VI, le roi fou, en 1396. En pleine Guerre de Cent Ans, la communauté de la rive gauche disparaît, comme les autres.
Quelques juifs reviennent à Paris dès le XVIe siècle. Au XVIIIe siècle, on en compte plusieurs milliers : très riches, ou très pauvres. Sous la Révolution, les quartiers Mouffetard et Saint-Marcel, les plus misérables de la capitale, donc les plus ouverts aux migrants, ont déjà leurs fripiers ou leurs colporteurs parlant « tudesque », c’est à dire yiddish. Au XIXe siècle, ce mouvement s’accélère : de la place Maubert aux Gobelins, un véritable shtetl (village juif) se constitue rive gauche. Son centre de gravité : le marché aux chevaux, sur l’actuelle rue Geoffroy Saint-Hilaire, tenu par des Lorrains et des Alsaciens très religieux. Au milieu de leurs écuries, dont certaines subsistent encore, ceux-ci entretiennent un héder (école élémentaire toranique), une yéshivah (école talmudique), un mikveh (bain rituel), des boulangeries, des charcuteries, des restaurants cachers. Ils prient chez l’un ou chez l’autre, dans de petits oratoires indiscernables de l’extérieur. L’idée de construire une synagogue-cathédrale ne les effleure même pas. Le seul site juif « en dur » de ce quartier, ce sera donc l’Ecole rabbinique, rue Vauquelin, édifiée de 1879 à 1881 par Albert Philibert Aldrophe, architecte de la Ville de Paris, grâce au don d’un fidèle.
A partir des années 1880, l’immigration juive russo-polonaise, hongroise, roumaine, s’accélère. Beaucoup d’arrivants se veulent laïques, révolutionnaires, libre-penseurs. Mais les parents, l’épouse, le jeune frère idéaliste, continuent à manger cacher et à observer les mitsvoth. Et le sionisme, bientôt, transcende ces clivages. Atget, qui fixa sur verre tant de vues et de scènes de l’ancien Paris, a su photographier vers 1900 la rue Mouffetard des colporteurs à caftan et papillotes, visiblement venus de Pologne, qui vendent des parapluies et d’autres babioles. Les romans yiddish des années 1920 et 1930 décrivent les terrasses de café du boulevard des Gobelins où des immigrés sans le sou, aux vestons serrés, diluent savamment leur thé à l’eau de Seltz, pour le faire durer plus longtemps.
La Shoah anéantit ce monde. La police de Vichy et la Gestapo organisent des rafles, tout comme dans le Marais ou à Belleville. Réfugiées à l’Ecole rabbinique, des orphelines sont arrêtées un matin d’été, et dirigées sur Drancy. Le sanctuaire lui-même est vandalisé : mais les rouleaux de la Loi seront mis à l’abri de l’autre côté de la rue, par Paul Langevin, le directeur de l’ESPCI, résistant de la première heure.
Il faudra attendre les années 1960 pour qu’un nouveau judaïsme populaire revivifie en partie le quartier : celui des « rapatriés » d’Afrique du Nord. Aujourd’hui, grâce à cet apport, un nouveau sud-est parisien s’est constitué : une douzaine de synagogues, d’oratoires et d’institutions scolaires quadrillent le Ve, le XIIIe, l’orée du XIVe. De nouveaux commerces cachers ont surgi autour de l’avenue d’Italie et même, plus récemment, de la Bibliothèque François Mitterrand.
Mais Vauquelin – rebaptisé Synagogue du Quartier latin – garde un rôle singulier, fédérateur. Cela tient peut-être à une tradition longtemps observée par l’Ecole rabbinique : au Séminaire proprement dit, où enseignaient des universitaires juifs de premier plan, descendus de la Sorbonne ou de la rue d’Ulm, s’ajoutaient en effet des classes primaires et secondaires ouvertes aux enfants du quartier, et même un internat pour quelques étudiants peu fortunés. Ces usages ont sans doute facilité l’installation près de la rue Vauquelin du lycée Yavné, en 1948, puis celui du centre Rachi, rue Broca, à la fin des années 1960. Ils ont assuré avant-guerre d’heureux brassages entre « Israélites », c’est à dire juifs français de vieille souche, et « juifs », c’est à dire immigrés est-européens, puis, après 1945, entre ashkénazes et sépharades. La personnalité des directeurs de l’Ecole rabbinique a beaucoup compté, elle aussi : chez les Schilli, Guggenheim, Chouchena, et aujourd’hui chez le Grand Rabbin Kaufmann, un même esprit de piété, de rigueur et d’ouverture s’est transmis de décennie en décennie.
© Michel Gurfinkiel, 2017